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La France a-t-elle livré des Cambodgiens aux Khmers rouges en 1975? – Cambodge Post

Ci-dessus, Ung Boun Hor et son épouse

La France est-elle coupable d’avoir livré aux Khmers rouges en 1975 des Cambodgiens réfugiés dans son ambassade? La justice française risque de laisser cette question sans réponse, avec un non-lieu attendu dans une enquête sur cet épisode tragique.

En avril 1975, la représentation diplomatique française à Phnom Penh est l’ultime sanctuaire dans une capitale en proie à la fureur khmer rouge. Des centaines de Cambodgiens et d’étrangers s’y abritent, séquence chaotique qui a fait l’objet d’une version romancée en 1984 dans «La Déchirure», le film aux trois Oscars de Roland Joffé.

Président de l’assemblée cambodgienne, Ung Boun Hor parvient le 17 avril à y entrer avec d’autres dignitaires du régime déchu, des «traîtres» aux yeux du prince Norodom Sihanouk, allié des Khmers rouges.

Bien que Paris ait reconnu le nouveau pouvoir, les Khmers rouges contestent le statut souverain du territoire de l’ambassade, exigent la reddition des Cambodgiens et menacent d’aller les chercher.

Ung Boun Hor est-il sorti de son plein gré le 20 avril? Ou a-t-il été «expulsé», comme le rapporte Newsweek en publiant en mai 1975 une photo sur laquelle il semble se débattre avec deux gendarmes?

Les années n’ont pas apaisé la colère de sa veuve, Billon Ung Boun Hor. En 1999, elle a déposé plainte, accusant Paris d’avoir livré son mari à une mort certaine, «une lâcheté» qu’elle assimile au «Vel d’Hiv de notre époque».

Douch entendu

L’enquête pour «séquestration suivie d’actes de torture» s’est développée autour de deux axes: tenter de savoir ce qu’était devenu Ung Boun Hor et déterminer si l’ambassade avait une responsabilité dans sa disparition.

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Mais le parquet de Paris a requis lundi un non-lieu, a dit jeudi à l’AFP une source proche de l’enquête.

La juge Emmanuelle Ducos devrait se ranger à cet avis: «Malgré l’ampleur des recherches», «il n’est pas possible de connaître avec précision les circonstances de la disparition d’Ung Bun Hor, ni même d’affirmer que celui-ci a fait l’objet de tortures», estimait-elle cet été, selon une source proche du dossier.

En 2013, à Phnom Penh, elle a pu entendre Douch, l’ex-chef de la prison S-21, où 15.000 personnes ont été torturées puis exécutées. Condamné à perpétuité, il a dit ignorer le sort d’Ung Boun Hor, mais soutenu qu’il n’était pas passé par S-21.

Il a cependant expliqué qu’au début de la «révolution», les membres de l’ancien régime pouvaient être exécutés dès leur arrestation. Ce n’est qu’à partir de 1976, a assuré Douch, que les Khmers rouges ont tenu à extorquer des «aveux» de leurs «ennemis».

La trace d’Ung pourrait donc s’être évanouie dans un génocide qui a fait deux millions de morts en quatre ans.

Juridiquement, les poursuites sont compliquées: la compétence de la France pour enquêter sur des faits anciens au Cambodge se fonde sur d’éventuels actes de torture. Or rien ne permet pour le parquet d’affirmer qu’il y a eu torture. Sans crime principal, impossible de retenir d’éventuelles complicités.

«Moment de détresse»

En attendant, l’enquête aura permis d’éclairer le déroulement des journées dramatiques de 1975, dont le dénouement s’est en partie joué à Paris, selon des télégrammes diplomatiques déclassifiés.

Le vice-consul Jean Dyrac, aux commandes de l’ambassade, n’a cessé de prendre ses consignes du Quai d’Orsay, lequel tenait informé le président Valéry Giscard d’Estaing.

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Quand le 18 avril, M. Dyrac demande à sa hiérarchie s’il doit ou non, «afin d’assurer la sauvegarde de nos compatriotes», remettre aux Khmers rouges les noms des dignitaires abrités par l’ambassade, Paris répond d’établir une «liste nominative des ressortissants cambodgiens» et de se tenir prêt à la communiquer.

Le 20, M. Dyrac rapporte que les ex-responsables «se sont présentés de façon très digne» à «un comité non identifié (…) venu les accueillir en Jeep» devant l’ambassade.

Officiellement, ils ont décidé d’eux-mêmes de sortir. Une version qui tranche avec celle de Newsweek, et plus encore avec celle de «La Déchirure», où on voit Ung Boun Hor se réfugier dans une voiture, d’où il est délogé à coups de crosse par des Khmers rouges.

Seulement, aucun témoin n’a confirmé ce récit spectaculaire. La majorité ne se souviennent d’aucune pression, mais plusieurs ont concédé qu’Ung Boun Hor avait craqué au moment de sortir. «Les gendarmes sont allés vers lui pour répondre à un moment de détresse et l’aider à faire face à cette situation qui le dépassait», a affirmé en 2002 aux enquêteurs l’ethnologue François Bizot, alors interprète de l’ambassade, qui a raconté ces événements dans «Le Portail» (La Table Ronde, 2000).

Faute morale?

Seuls deux témoins directs ont évoqué aux enquêteurs la remise forcée d’Ung Boun Hor aux Khmers rouges, dont l’ex-journaliste de l’AFP Claude Juvénal, qui apparaît de dos sur l’image de Newsweek.

Pour le parquet, l’enquête n’a donc pas permis d’établir qu’Ung Boun Hor a été livré sous la contrainte. Une analyse révoltante pour Billon Ung Boun Hor, qui juge la France aussi coupable que les assassins.

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«Comment peut-on admettre que la France ait sacrifié les Cambodgiens pour protéger les autres réfugiés? Une race devrait mourir pour que l’autre survive?», interroge cette dame de 75 ans.

Un non-lieu serait prématuré, pour un de ses avocats, Patrick Baudouin, qui regrette que les plus hauts responsables français de l’époque n’aient pas été entendus: «L’instruction mérite d’être poursuivie pour permettre de dire si la France a commis une faute pénale, ou en tout cas une faute morale».

La veuve, rappelle son confrère William Bourdon, «attend toujours de la France des mots, une expression de regret».

(AFP)