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Le Cap Arcona en 1919
Auguste Silice vient tout juste de débarquer à Phnom Penh. Âgé de 39 ans, ce décorateur s’est forgé en France une solide réputation dans le domaine des arts d’Extrême-Orient. En janvier 1919, il s’installe dans la capitale où il commence à organiser, sous la direction de Georges Groslier, l’École des arts cambodgiens qui sera adjointe au musée national en construction.
Pour Groslier, cette École, située dans un ensemble architectural entièrement voué à l’art, doit permettre de « rénover » les arts cambodgiens traditionnels menacés de disparaître en raison des influences étrangères liées à la colonisation. Seules les techniques traditionnelles y seront donc enseignées, aucun étudiant français n’y sera admis et les cours ne seront dispensés que par des enseignants et des chefs d’ateliers cambodgiens, contrairement aux autres écoles d’Indochine. « Ne faire que de l’art cambodgien et le faire en cambodgien », telle est la finalité de l’École qui fait figure d’exception dans la région.
Au fil des années, les arts traditionnels cambodgiens seront divulgués au public lors d’expositions internationales, à Marseille, à Paris ou à San Francisco. Bien que non dépourvu d’arrière-pensées politiques et économiques, le protectorat contribuera ainsi, au travers de L’École et du musée, à faire naître la notion de patrimoine et d’identité culturelle au Cambodge.
Georges Groslier n’occupera la fonction de directeur de l’École que pendant deux ans (1920-1922), mais gardera un contrôle sur l’enseignement artistique jusqu’en 1944. Il sera assisté par Auguste Silice (connu également sous le prénom d’André) qui lui succèdera au poste de directeur de l’École jusqu’en 1938.
Durant ces années passées au Cambodge, Auguste Silice entretiendra une correspondance régulière avec sa famille restée en France. Christine Druesne, l’une de ses parentes, a retrouvé cette correspondance dans le fond d’un grenier d’une maison familiale. Elle en a publié quelques lettres sur son blog ainsi qu’une biographie d’Auguste. Elle nous a autorisés à reproduire ces courriers sur Cambodge Post et, plus encore, a mis à notre disposition la totalité de cette correspondance, soit une centaine de documents. Qu’elle en soit ici très chaleureusement remerciée.
Voici donc la toute première lettre qu’Auguste fait parvenir à son oncle Leopold à son arrivée à Phnom Penh. D’autres suivront.
Krystel Maurice
Phnom-Penh le 5 janvier 1919
Le Directeur des Arts Cambodgiens
Mon cher oncle,
Voici bientôt un mois que nous n’avons pas de courrier de France et je n’en attends guère que par le Cap Arcona qui arrivera vers le 22 janvier. Les courriers sont aussi irréguliers que pendant la guerre aussi les gens d’ici ne sont pas contents et nous avons demandé que les courriers japonais passent à Saïgon. Tant pis pour la Compagnie des Messageries Maritimes, ils en prennent vraiment trop à leur aise avec le public. En ce moment il fait une température exquise, c’est le printemps de France et on est obligé de prendre une couverture pour la nuit. La mousson de Nord-Est est tout à fait établie et nous en avons encore pour plus d’un mois. Je dessine beaucoup et peins un peu et je chasse le reste du temps. L’école ne me prend pour le moment que 4 heures par jour aussi je profite du temps de libre. Je vais avoir du travail pendant un mois quand nous allons changer de locaux en février et puis le train des choses reprendra. Je ne suis pas parti en tournée, il y a eu contre-ordre au dernier moment comme toujours. J’ai fait du pétard parce que j’avais déjà acheté des conserves, de l’eau, engagé des coolies et tout le bazar qu’il a fallu que je paye. Je pense que l’administration va me rembourser.
Le premier janvier s’est bien passé, pas trop de tuiles ni trop de réceptions officielles.
Les visites officielles pour moi sont au moment du jour de l’An cambodgien puisque je fais partie du palais. C’est-à-dire en mars. On va saluer le Roi et il y a des danses sacrées. Nous allons préparer cela cette année-ci de façon un peu plus chouette que d’habitude car il nous arrive un gouverneur général tout neuf alors on le submerge de fêtes pour qu’il nous fiche la paix. Il n’y a pas plus royaliste que les républicains. Si tu voyais les députés qui passent ici faire des salams devant le vieux Sisovath, tu te tordrais et puis comme ils ne connaissent rien aux traditions de la Cour ils sont empotés et ridicules. Ils se croient tout le temps en représentation et se mettent en habit à 8 heures du matin. Il m’en est arrivé un comme cela le mois dernier. C’est la Résidence Supérieure qui me l’avait expédié pour que je le balade dans le Palais. Il s’était mis en frac de drap noir par une chaleur à tomber, moi j’étais en blanc, j’ai été sidéré de le voir dans cette tenue. Pour un peu il aurait mis un gibus alors tu vois cela un homme en habit avec un casque blanc. Toutes les femmes du Palais se roulaient et moi j’étais très embêté d’être là.
Il est assommant d’être toujours dérangé. On m’amène 5 tonnes de marbre et je n’ai aucune place pour les loger, nous sommes pleins à vomir et le 15 il m’arrive 25 élèves de Battambang et les locaux ne sont pas prêts. C’est à se tordre. Enfin l’essentiel est de ne pas se frapper, c’est assez mon habitude, depuis la guerre je ne m’épate plus de rien, j’en ai tant vu de toutes les couleurs qu’il faudrait quelque chose de rudement énorme pour me mobiliser. J’ai le projet de m’acheter un grand sampang pour me balader sur le fleuve et aller à la chasse pendant les hautes eaux de façon à pouvoir tirer des panthères sans risques. La panthère n’aime pas l’eau comme tous les chats et moi je n’aime pas à la rencontrer en terrain sec. En rejoignant nos goûts respectifs je pense arriver à un résultat.
Il y a un administrateur qui a fait un doublé d’éléphants au Langbiang, c’est un coup magnifique, il les a arrêtés à 25 mètres pendant qu’ils le chargeaient. Il a tiré pour sa vie car s’il en avait raté un, on en aurait rien retrouvé. Il y a beaucoup d’anglais qui viennent ici pour chasser le tigre et quand nous aurons le tourisme organisé, je m’occuperai du côté chasse dans le Melonprey. Il y a tout le gibier qu’on veut et il y a des américains qui offrent mille dollars pour tirer un tigre, s’ils le ratent c’est le même prix! Il est vrai que c’est un plaisir royal, on rabat la bête à dos d’éléphant et il y a parfois vingt bêtes qui rabattent le tigre, c’est magnifique. Je m’offrirai cela un jour ou l’autre car le tourisme va nous être donné pour l’organiser d’une façon convenable alors je me paierai une chasse aux frais du protectorat pour voir un peu ce que c’est.
J’espère avoir de vos nouvelles par le Cap Arcona à moins que le courrier qui a dû arriver ce matin à Saigon m’en apporte mais j’en doute car c’est un anglais de la Péninsular Cie et ils ne touchent qu’à Toulon. Ce serait trop simple d’envoyer le courrier de Marseille à Toulon! C’est pourquoi on ne le fait pas.
A bientôt, je vous embrasse bien des fois, bonne santé et bonne année.
A. Silice