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Une histoire de la violence au Cambodge

Ce panneau près de Chroy Changvar invite les habitants à aller remettre leurs armes à la police. Photo Krystel Maurice 2008

« En 150 d’histoire du Cambodge, jamais le niveau de violence dans le pays n’a été aussi bas. Cela peut paraître surprenant mais tous les documents que nous avons étudiés vont dans ce sens ».
En 2006, Brigitte et Thierry Bouhours, deux criminologues français installés à l’époque en Australie, ont poursuivi les recherches menées cinq ans plus tôt au Cambodge par leur collègue Roderic Broadhurst de l’Université nationale australienne. Ce projet universitaire visait à mesurer le degré de violence au Cambodge depuis l’établissement du protectorat français en 1863, les actes de guerre en étant cependant exclus.

« S’il existe de telles études en Europe ou aux Etats-Unis, aucune recherche historique de ce type n’a jamais été menée dans un pays en voie de développement », soulignent Brigitte et Thierry Bouhours que nous avons rencontrés à Kep où ils vivent depuis deux ans. Cette recherche a fait l’objet d’un ouvrage* intitulé Violence and the Civilising Process in Cambodia, publié en novembre 2015.

Une première série d’enquêtes auprès de victimes de violence ou de délits avait été menée en 2001 et 2002 par Roderic Broadhust. En 2006 et 2007, Brigitte et Thierry Bouhours, accompagnés d’une équipe de 24 personnes, ont interrogé à leur tour plusieurs milliers de victimes au travers de six provinces: Phnom Penh, Kandal, Kompong Speu, Kompong Som, Kompong Cham, Kompong Som.

« Ces enquêtes, baptisées enquêtes de victimisation, portaient sur tous types de délits, vols d’animaux, de motos, cambriolages, vols à main armée, viols, agressions, meurtres… Ces rencontres étaient capitales  car on savait qu’au Cambodge, comme dans beaucoup d’autres pays d’ailleurs, la plupart des victimes ne rapportent pas ces faits à la police ». Croisées avec d’autres archives, comme les statistiques officielles de la police et des documents historiques, ces investigations donnent une image précise de l’évolution de la situation dans le pays.

« Depuis les élections de 1998, la violence au Cambodge a chuté de manière vertigineuse  et de manière continuelle jusqu’à 2012, date à laquelle nous avons achevé notre étude, soulignent les deux chercheurs. Ce déclin concerne toutes les formes de violences, qu’il s’agisse de la violence politique, des vols ou des agressions… »

La neutralisation des Khmers rouges, le désarmement des citoyens, la monopolisation de la force par l’état, l’amélioration de la situation économique avec le retour du tourisme et l’arrivée d’investisseurs, sont autant de facteurs qui expliquent ce recul spectaculaire. « A partir des années 2000, le pays est pacifié. Dès lors la tendance s’est poursuivie. Mais cela n’est pas spécifique au régime de Hun Sen. C’est le paradoxe de la formation de tout état. Lorsque qu’un état est fort, lorsqu’il a le monopole de la violence, celle-ci décroit. Ce processus se retrouve dans nombre de pays occidentaux. C’est ce que le sociologue allemand Norbert Elias appelle le « processus de civilisation ». Nous avons donc aussi voulu vérifier si cette théorie s’appliquait aussi au Cambodge», souligne Thierry Bouhours.

Pour cela, les chercheurs ont compulsé nombre de documents aux Archives nationales de Phnom Penh. « Il est faux de dire que les Khmers rouges ont détruit toutes les archives. S’ils ont brûlé des documents dans les ministères, ils ont ignoré ceux liés au protectorat. Certains ont été détériorés par l’humidité mais l’essentiel est toujours là », affirme Brigitte Bouhours. Les chercheurs ont également analysé d’autres rapports aux Archives nationales d’Outre-mer à Aix en Provence, consulté des statistiques policières à la Bibliothèque nationale de Paris, recensé les délits rapportés dans la chronique « police blotter » du quotidien anglo-saxon Phnom Penh Post.

La violence au Cambodge depuis le protectorat français. Extrait de l'étude Violence and the Civilising Process in Cambodia.

La violence au Cambodge depuis le protectorat français. Extrait de l’étude Violence and the Civilising Process in Cambodia.

« Au début du protectorat et jusqu’aux années 1920, la violence était très importante, peut-être en réaction à la colonisation. Il y eut par exemple une vague d’insurrection qui a fait de nombreux morts en 1885. Il n’existait alors aucune force de police. Des bandes armées constituées d’une centaine de personnes menaient des actes de piraterie. Ils volaient le bétail, pillaient l’or des marchands chinois, braquaient les collecteurs de taxes, à la manière de ce qu’avait fait Mandrin en France. »

Pour combattre ces brigands, les colonisateurs ont alors commencé de mettre en place une police locale, la Garde indigène, dont les chefs étaient placés sous l’autorité d’un gendarme français dans chacune des différentes provinces du Cambodge. Puis la sécurité a été mieux organisée, s’appuyant sur des forces de police constituées et sur un système judiciaire et administratif. L’amélioration de la situation économique conjuguée à la monopolisation de la violence par l’état a fait chuter la courbe des délits, confirmant la théorie d’Elias.

 Dans les années 30, les actes de piraterie sont repartis à la hausse pour un temps. Mais à la différence de ceux observés auparavant, ils étaient directement liés à la pauvreté qui a frappé le pays dans la foulée de la grande dépression, explique Thierry Bouhours. « Avec la défaite de 1940 contre l’Allemagne et l’occupation japonaise du Cambodge, l’état français a alors perdu sa légitimité. Comment faire confiance à un pays qui n’est pas capable de se protéger lui-même? La France n’étant plus l’état « protecteur » qu’il disait être, le mouvement nationaliste s’est amplifié et les violences politiques se sont multipliées jusqu’à l’indépendance en 1953. »

Mais sur la période des premières années de l’indépendance, les chercheurs ont trouvé peu de documents. « Nous avions le travail effectué par des historiens américains comme David Porter Chandler ou Michael Theodore Vickery et des témoignages de seconde main. Mais globalement, il apparaît que la violence décroit régulièrement jusqu’au milieu des années 60 ».

A partir de là, la courbe ne cessera de remonter d’année en année jusqu’à la fin du régime Khmer rouge en 1979. Renversement de Sihanouk, guerre civile, bombardements américains, prise du pouvoir par les Khmers rouges, la tourmente qui dévaste le Cambodge durant ces deux décennies fait des centaines de milliers de victimes. «Compte tenu du nombre de morts, comment différencier les morts par homicide de ceux qui ont été victimes de privation ou de la violence d’état ou d’autres faits encore. Il nous faudrait des kilomètres de documents pour être en mesure de faire ces distinctions ». Les chercheurs ont donc volontairement écarté cette période de leur étude.

Et que s’est-il passé de 1979 jusqu’au début des années 90 ? « Nous n’avons pas de statistiques sur cette époque. Les Vietnamiens occupaient le pays, le gouvernement qu’ils soutenaient était pris dans une politique de la guerre. Les Khmers rouges avaient amassé des fortunes et continuaient de combattre. Le gouvernement a acheté militaires et policiers pour s’assurer leur loyauté et éviter qu’ils ne basculent dans le camp adverse. C’était au plus offrant ! Mais au travers des interviews de chefs de village que nous avons réalisées, il semble que la violence ordinaire était assez faible, sans doute parce qu’il ne restait plus grand-chose à voler. Mais il y avait cependant des vols d’or, des bijoux par exemple, que les gens avaient cachés dans les années précédentes. Les voleurs étaient tués soit par la police soit par les victimes. »

Selon les chercheurs, c’est en 1993, au moment des élections que la violence, aussi bien politique que prédatrice, a atteint des sommets. D’un côté les différentes factions tentaient de s’éliminer, de l’autre on cherchait à s’emparer de la manne d’argent provenant des aides internationales.

«  A partir de 2000 on peut dire que le Cambodge est pacifié. Mais nous ne disons pas pour autant que la violence a totalement disparu. Nous ne disons pas non plus qu’elle ne peut pas resurgir sous d’autres formes. Mais ce sont les grandes tendances qui nous intéressent et de ce point de vue, nous sommes catégoriques, elle est en déclin constant. »

 

Krystel Maurice

 

*Violence and the Civilising Process in Cambodia ( Cambridge University Press)