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S-21, les révélations de l’enquête menées par les juges d’instruction (II)

Musée du génocide de Tuol Sleng. A leur arrivée a S-21, les détenus étaient photographiés. Photo Krystel Maurice

(Suite de la première partie de l’acte de renvoi des co-juges d’instruction des Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens.)

 

Qui décidait des arrestations ?

Duch explique qu’un membre du Comité central ne pouvait être arrêté que sur décision du Comité permanent. Pour les autres, il affirme que, son supérieur [individu G] appelait le chef du service concerné pour en discuter et prendre conjointement la décision d’arrestation.
Il déclare également que, pour les personnes venant d’autres régions, la décision d’arrêter quelqu’un était toujours prise par le Comité central.

Mais il insiste sur le fait que « S-21 [n’avait] pas le droit d’arrêter les gens », ajoutant que, dans la plupart des cas, il était simplement informé par l’ « échelon supérieur » d’une arrestation. Ce que contredisent plusieurs témoins ayant travaillé à S-21.

L’un deux dit avoir été envoyé plusieurs fois hors de Phnom Penh pour ramener des prisonniers à S-21 et avoir, à chaque fois, reçu de Duch une liste des personnes à arrêter. Duch fournissait les noms des personnes à arrêter, indiquait où l’arrestation devait se faire et combien d’hommes étaient nécessaires pour procéder à l’arrestation et au transfert du ou des individus arrêtés, a-t-il précisé. Un autre a confirmé avoir aussi escorté des prisonniers de Battambang à S-21.

Quoi qu’il en soit, en tant que seul cadre de S-21 autorisé à communiquer avec « l’échelon supérieur », c’est forcément à lui qu’incombait la tâche de transmettre et d’exécuter les ordres d’arrestation.
En ce qui concerne les prisonniers de guerre vietnamiens, ils étaient généralement arrêtés dans la principale zone de conflit, le long de la frontière avec le Vietnam. Duch a expliqué qu’il était informé de leur arrivée sous la forme d’une liste qui lui était communiquée. Il a de plus déclaré que S-21 n’avait jamais eu à s’occuper du transport des Vietnamiens depuis le théâtre des opérations, puisque cette tâche incombait à l’unité qui avait procédé à l’arrestation. Cette allégation est contredite par deux témoins. L’un a déclaré qu’en 1977 et en 1978, Duch l’avait dépêché à deux reprises sur le front à Svay Rieng pour escorter des soldats vietnamiens à S-21. Un autre, envoyé pour travailler à la frontière en 1977, a dit avoir vu des membres du personnel de S-21 transporter des prisonniers de guerre vietnamiens dans des camions de S-21, depuis le théâtre des opérations.

 

Les motifs des arrestations

D’après Duch, personne ne pouvait être envoyé à S-21 sans que le Parti en ait ainsi décidé. Il précise que, sauf pour certains prisonniers «importants », il ignorait en général les raisons pour lesquelles les personnes détenues à S-21 y avaient été envoyées. Il a cependant reconnu que l’ « échelon supérieur » le consultait parfois avant de faire arrêter quelqu’un, en particulier pour les membres importants du Parti.

Duch a encore déclaré que, le plus souvent, la décision d’arrêter quelqu’un s’expliquait par le fait que l’intéressé avait été dénoncé comme « traître » dans des confessions. Il a reconnu avoir aidé Son Sen, et plus tard [individu G], à faire arrêter ceux qui étaient perçus comme des ennemis en établissant des résumés de confessions dans lesquels étaient mentionnées les personnes mises en cause par les prisonniers interrogés.

Duch, non seulement rapportait les détails de ces « aveux » à Son Sen, mais il se prononçait également sur les stratégies à adopter et sur les individus qui devaient être la cible des arrestations.
Il a précisé qu’à la suite de ses rapports, pratiquement toutes les personnes importantes mises en cause dans les confessions avaient été envoyées à S-21, tout en précisant que beaucoup d’individus moins importants n’avaient pas été arrêtés.

Pour ce qui concerne les membres du personnel de S-21 arrêtés étaient, soit envoyés à Prey Sâr pour y être rééduqués, soit incarcérés à Tuol Sleng. Pour des fautes plus graves, telles le fait de laisser survenir l’évasion, le suicide ou le décès d’un prisonnier avant la fin de son interrogatoire, le responsable était qualifié de « traître à la révolution » et arrêté. Cependant, certains témoins laissent entendre que la majorité des membres du personnel de S-21 qui ont été arrêtés, et plus particulièrement ceux provenant de la 703ème division, l’ont été sans pour autant avoir commis une faute grave.

Un témoin considère que seul Duch pouvait donner l’ordre d’arrêter quelqu’un au sein de S-21. Il a dit que si les prisonniers impliquaient des gens de la Division 703, Duch les faisait arrêter, interroger et exécuter : « Tout ceci c’était parce qu’il y avait l’ordre de Duch. J’ai remarqué dans cette prison, c’était Duch qui décidait». Ce témoin a donné des exemples précis de cadres de S-21 arrêtés sur les ordres de Duch : [individu B], [individu D] (ancien membre et chef de S-24), [individu U] (chef d’une compagnie de gardiens), [individu V] (chef d’une compagnie, ensuite passé aux interrogatoires), [individu W] (du niveau de la compagnie) et, plus tard, [individu X] (unité des interrogatoires).

Duch, quant à lui, fait valoir que si «la première forme de purge (envoyer un membre du personnel à S-24) était de la compétence de S-21, à l’inverse, pour la deuxième forme de purge, (incarcérer un membre du personnel à S-21) la décision relevait de Son Sen ou de [individu G] par la suite».
Il reconnaît toutefois qu’il était le seul à pouvoir rapporter à l’échelon supérieur une faute commise par un de ses subordonnés, et qu’il agissait de la sorte chaque fois que l'[individu C] lui remettait un rapport. Il souligne qu’il s’exécutait pour ne pas être lui-même mis en cause car « tout le monde avait peur pour sa vie et surveillait tout le monde ».
À la question de savoir si les personnes mentionnées dans les résumés qu’il établissait étaient systématiquement arrêtées, Duch a répondu : « Si je me souviens bien, il n’y a jamais eu aucune exception ; j’ai toujours rapporté aux supérieurs et ils ont toujours ordonné l’arrestation des personnes mises en cause».

Les conditions de détention

 

La reconstitution effectuée à Tuol Sleng le 27 février 2008 a permis de préciser les conditions de détention.
Des prisonniers arrivaient presque quotidiennement à S-21. On les faisait entrer dans la prison, généralement menottés et les yeux bandés. Ils étaient alors enregistrés, et photographiés. En général, on inscrivait un numéro au dos de la photo et, parfois, le nom et la date de l’arrestation du prisonnier. Selon Duch, ces photos étaient prises sur instruction de Son Sen, dans le souci de faciliter la capture de tout fugitif éventuel. Les prisonniers devaient ensuite fournir des renseignements sur leur biographie et un résumé de leurs réponses était établi. Le plus souvent, ils n’étaient pas informés des raisons de leur arrestation. Les prisonniers étaient ensuite conduits dans leurs cellules par les gardiens.

Privés de tout, les prisonniers étaient soumis à des conditions de vie inhumaines. Ils n’étaient autorisés ni à parler entre eux, ni à s’adresser aux gardiens. À leur arrivée à S-21, ils étaient forcés de retirer tous leurs vêtements, à l’exception de leurs sous-vêtements. Couchés à même le sol, enchainés par des fers, dévorés par les moustiques, il leur était interdit de se lever, sauf pour faire leurs besoins dans les bidons et boîtes de munitions mis à leur disposition. La nourriture consistait en un brouet servis deux fois par jour, entrainant un délabrement physique auquel bon nombre n’ont pas survécu.

Beaucoup souffraient de maladie et de blessures. Les soins « médicaux » de base étaient administrés par une équipe de trois à cinq personnes qui ignorait tout de la médecine et dont certains étaient même des enfants. Un ancien détenu, rare survivant de cet enfer, a personnellement constaté que des prisonniers à qui on avait injecté, en fin de journée, des solutions liquides par intraveineuse étaient retrouvés morts le lendemain matin. Les stocks de médicaments étaient extrêmement limités et, quand il y en avait, il s’agissait de médicaments fabriqués au Cambodge par des personnes non qualifiées. D’après un membre de cette « équipe médicale », les soins dispensés avaient pour seul objectif de maintenir les prisonniers en vie jusqu’à la fin de leur interrogatoire.

Des expérimentations médicales ont été pratiquées sur des prisonniers. Au cours de l’enquête, Duch déclare ainsi : « Je sais aujourd’hui qu’en matière médicale il y avait trois formes de crimes contre l’humanité à S-21 : les autopsies pratiquées sur des vivants, les prélèvements de sang et les tests de médicaments». Une annotation inscrite par Duch en marge d’une confession indique également:« expérimentation médicamenteuse ». Duch a expliqué que cette annotation faisait référence à « de nouveaux médicaments préparés au sein de l’unité : à partir de 1971, a t-il déclaré, on a commencé à fabriquer des médicaments à base de formules ancestrales ».

A S-24, les prisonniers étaient soumis à des travaux forcés dans un but de « rééducation » ou de « conditionnement ». Des cadres de S-21 assuraient le fonctionnement du Centre.
Soumis à des cadences harassantes, battus et insultés par des gardiens aux aguets, les détenus de Prey Sâr, y compris femmes et enfants, travaillaient jour et nuit dans les rizières, pêchaient, cultivaient des légumes, effectuaient des travaux de repiquage, érigeaient des digues et creusaient des canaux et des étangs.
Des séances régulières de rééducation étaient organisées durant lesquelles les détenus, étaient soumis à des séances d’autocritique. La peur était omniprésente, les disparitions sans retour monnaie courante.
Duch n’a pas contesté que des détenus de Prey Sâr avaient été transférés à Choeng Ek pour y être exécutés. Il est également établis qu’au moins 571 d’entre eux ont été transférés à Tuol Sleng et ont été exécutés.

Les confessions politiques

S’il reconnait que tout prisonnier arrivant à S-21 était condamné à être exécuté, Duch précise que S-21 avait pour fonction première d’arracher aux détenus des aveux devant servir à démasquer d’autres réseaux de traîtres potentiels. « Le contenu des confessions [était] le travail le plus important de S-21 » répète t-il.
Il explique que S-21 n’avait pas pour rôle de déterminer si les détenus étaient bien des traîtres : le simple fait de leur arrestation et de leur transfert au centre de détention suffisait à établir leur culpabilité. C’était leurs confessions qu’il fallait recueillir, pour justifier leur incarcération et ainsi servir les intérêts politiques et la propagande de ceux qui contrôlaient le Parti, et également pour impliquer les membres des réseaux dont les détenus faisaient partie.

Duch affirme aujourd’hui qu’il a vite été sceptique quant à la véracité des aveux, mais que c’était ce qu’on exigeait en haut lieu. Il déclare que le contenu de ces confessions servait de « prétextes pour éliminer les gens qui constituaient des obstacles », ajoutant « même le Comite permanent, à mon avis, n’y croyait pas vraiment »

 

Ces confessions se présentaient sous la forme d’une autobiographie politique rédigée par le détenu, qui, sous la contrainte, finissait par se dénoncer et par mettre en cause d’autres supposés traîtres agissant pour le compte des services secrets de puissances étrangères. Ces agences de renseignement étaient la CIA, le KGB et des organes du Parti communiste vietnamien.

Les confessions, parfois longues de plusieurs centaines de pages, contenaient des descriptions détaillées non seulement d’actes de prétendue trahison, mais aussi de la structure et du fonctionnement de tous les échelons du Parti et de toutes les unités administratives. Duch précise qu’il lisait, analysait, annotait et résumait méticuleusement la plupart de ces confessions, pour ensuite en faire part à ses supérieurs.

Indépendamment de leur caractère faux ou monté de toutes pièces, les confessions étaient formellement prises en compte, quand il fallait décider de l’arrestation de ceux qui y étaient dénoncés comme agents de l’ennemi, précise Duch. Mais il ajoute que « normalement, il ne suffisait pas que le nom d’une personne apparaisse une seule fois dans une confession pour que son arrestation soit ordonnée, il fallait qu’il apparaisse plusieurs fois ».

Il reconnait avoir aidé Son Sen, et plus tard [individu G], à faire arrêter ceux qui étaient perçus comme des ennemis, en établissant des résumés de confessions dans lesquels étaient mentionnées les personnes mises en cause par les prisonniers interrogés.
Il déclare aussi que, le plus souvent, la décision d’arrêter quelqu’un s’expliquait par le fait que l’intéressé avait été dénoncé comme traître dans des confessions.

Duch, non seulement rapportait les détails de ces « aveux » à Son Sen, mais il se prononçait également sur les stratégies à adopter et sur les individus qui devaient être la cible des arrestations.
Il précise en outre qu’à la suite de ses rapports, pratiquement toutes les personnes importantes mises en cause dans les confessions avaient été envoyées à S-21.

Les aveux livrés par une personne semblent avoir souvent entraîné l’arrestation de nombreuses autres, mises en cause comme « traîtres ». Il apparaît aussi que des noms tirés de différentes confessions ont été compilés pour dresser des listes d’ennemis.